Le Crédac

Perpendiculaire au sol

Christophe Cuzin

Inventaire : 180 mètres de tasseaux…
Parce qu’il est dessinateur, peintre et constructeur, Christophe Cuzin a la volonté, dans son intervention Perpendiculaire au sol, de concentrer et contextualiser un nombre important d’informations dans un « endroit » qu’il met en œuvre et non dans un « objet d’art ».

Cette intervention est à la fois œuvre (une pièce unique), une exposition (monstration de la proposition dans un espace ouvert au public), production (réalisation matérielle de la proposition, son mode de financement), lecture critique du centre d’art (comme signe architectonique et comme espace social).

Créer cette « hypo installation », telle est la qualification que je lui donne, c’est mettre le spectateur dans la situation d’expérimenter un certain nombre de rapports « hypo spectaculaires » : à un espace, à son propre corps, à une fonctionnalité. Cuzin insiste ici encore sur les points qui unissent les artistes minimalistes qui inaugurèrent dans les années 1970 des fondements renouvelés pour l’art (Donald, Judd, Dan Flavin …) et la règle édictée par Bernard de Clairvaux au XIIe siècle qui, refusant les matériaux précieux, les couleurs éclatantes, déconseillant la représentation figurative, souhaita un art libéré de la plupart de ses contingences sensibles : le monochrome est la première conséquence de cette aspiration au dépouillement. Pour des raisons éthiques et politiques. Disqualification de l’esthétique.

L’espace blanc, infini de la peinture spatiale s’étend à l’espace d’exposition. Les charges conceptuelles et émotionnelles sont ainsi renforcées.

Le spectateur devient alors un élément hyper désiré, hyper attendu. Et face à la sophistication généralisée des biens et des connaissances, l’immersion soudaine dans cet endroit constitue aujourd’hui plus que jamais un projet artistique.

Locus Heroe
Christophe Cuzin est à la fois dessinateur, peintre et constructeur. Ses interventions plastiques mettent en œuvre, se concentrent et contextualisent des « endroits », des « lieux » et non des « objets d’art ». Locus Heroe sonne latin et langue anglo-saxonne, comme le titre d’une chanson pop ou d’un roman. Oui, Christophe Cuzin est le héros du lieu. Sa démarche s’origine à la fois chez Giotto, peintre et architecte florentin (1266-1337), et Sol Lewitt, artiste minimaliste américain (1928-2007) dont il fut l’assistant, plus précisément le délégué, puisque Lewitt confie par délégation, la réalisation de ses peintures murales. Cuzin emprunte donc à ses ascendants, européens et américains. La première collaboration qui nous a réunis a eu lieu en 1998 à l’occasion d’un projet mené pour l’église Saint-Martin de Lognes en Seine-et-Marne, en réponse à une commande publique ayant pour objectif la rénovation des vitraux de l’église. C’est finalement la totalité de l’espace intérieur de l’édifice qui a fait l’objet d’une nouvelle élaboration, un véritable projet d’ensemble qui concerne les vitraux de la nef et du chœur, les oculus, la couleur et l’ornementation des murs.
Comme l’a bien souligné Éric de Chassey, « cette intervention acquiert du même coup une importance supplémentaire : elle indique la possibilité d’une réhabilitation de ces milliers de petites églises sans qualité particulière qui représentent la majorité des édifices religieux français, en général tenus en dédain par tous, à l’exception de ceux qui les fréquentent et qu’on a trop volontiers tendance à négliger ». Lui, le peintre rodé à la disparition, aux installations éphémères s’attachait dans ce contexte à une réalisation pérenne. Lui, le modeste patenté, souhaitait formuler une réponse à la vanité du temps, à l’éternité. C’est à dessein sûrement qu’il s’inspira alors du motif des branches des arbres entourant l’église pour créer de nouvelles baies à celle-ci. Les vitraux sont en apparence brisés, comme le sont les pare-brises après un choc, et accèdent ici au rang d’œuvre d’art « sacré ». L’éternité est alors relative puisque métaphoriquement rattrapée par une réalité physique.


En 2002, j’organisais White not!, qui entendait interroger l’exposition de « peinture » aujourd’hui, avec les œuvres de Christophe Cuzin, Emmanuelle Villard et David Renaud. Pour White not!, Christophe Cuzin a réalisé un environnement pictural, 1010021 (2002), déterminé par les caractéristiques du lieu. Un dispositif in situ, au sens où il existe un lien organique explicite entre des éléments donnés et leur situation : des toiles monochromes peintes de couleurs différentes, tendues sur châssis et formant une plinthe autour des murs du lieu. À la fois cadre et socle de cette exposition, l’œuvre de Cuzin se situe volontairement entre le sol où étaient placées les pièces de David Renaud et la hauteur d’accrochage canonique au mur des tableaux d’Emmanuelle Villard. Une position, au double sens physique et éthique, qu’il aime occuper. Sa peinture étant ainsi à la fois discrète et présente, à la fois tableau, fresque et mobilier, riche d’une force centrifuge pour elle-même et centripète pour les œuvres qui cohabitent dans le même espace. Christophe Cuzin réalise bien là une œuvre négociatrice : avec elle-même (la peinture), le lieu, le sujet de l’exposition et les œuvres voisines. En mai 2003, sous le titre Slots, comprendre réseau (de pensée, d’influence), je réunissais, à la suite du programme Comment s’appelle la partie immergée de l’iceberg ?, Emmanuelle Villard, David Renaud, Véronique Joumard, Hugues Reip et Christophe Cuzin au Kunsthalle Palazzo à Liestal (Bâle, Suisse). À l’étage, cette ancienne poste transformée depuis le milieu des années 1970 en un centre d’art contemporain dynamique est un lieu aux proportions domestiques (160 m2) distribué par un couloir. C’est là que Cuzin a mis en place Rouge comme rouge, alliant ainsi et comme souvent invasion discrète, légèreté et efficacité. Interrogeant les liens entre la peinture et le bâti, ce lieu de passage est devenu rouge depuis la mi-hauteur des murs latéraux jusqu’au plafond compris. Cuzin, en arrondissant ici les angles des murs, nous immerge dans une ambiance, une couleur primaire, primitive.

De plus, Slots, après …L’Iceberg?, est la suite d’un jeu, sérieux, de société. Christophe Cuzin répond peut-être à Catherine Perret, qui dans le catalogue écrit à propos de l’exposition White not! : « Motif paradoxal d’un art désormais expulsé de la nature, l’intérieur se met à raconter comment fabriquer de l’espace avec rien […] et donc comment fabriquer de l’espace avec ce qui reste : la couleur. […] Tel est le propos de Matisse dans L’Atelier rouge. Le rouge, la couleur, est ce qui permet de voir les choses ensemble. » Mais, contrairement à Matisse, Cuzin ne compose pas, il négocie avec le lieu. Notre quatrième rendez-vous eut lieu en janvier 2004 au Crédac pour un projet en solo, intitulé Perpendiculaire au sol. Cette intervention est à la fois une œuvre (une pièce unique), une exposition (une proposition dans un espace ouvert au public), une production (réalisation matérielle de la proposition, son mode de financement), une lecture critique du centre d’art (comme signe architectonique et comme espace social).

Cette intervention est inspirée au départ par un lieu à la topographie singulière, « le white cube » en pente, et à la géométrie contrariée du Crédac, situé dans les fondations d’un des plus fameux exemples de l’architecture de Jean Renaudie à Ivry-sur-Seine (1970-1975). Les trois salles qui constituent le centre d’art d’Ivry ont été prévues à l’origine pour devenir des salles de cinéma. Créer cette « hypo-installation », c’était mettre le spectateur dans la situation d’expérimenter un certain nombre de rapports « hypo-spectaculaires » : à un espace, à son propre corps, à une fonctionnalité. Comme son titre l’indique, l’installation de Christophe Cuzin a été réalisée à partir des caractéristiques du lieu : rendre les murs « perpendiculaires au sol ».

La démarche de Cuzin étant à la fois formelle et spirituelle, elle allie le legs des abstraits au souvenir de l’art cistercien. Cuzin a décidé pour Perpendiculaire au sol de peindre l’espace en blanc, un espace infini de la peinture spatiale qui s’étend alors à l’espace d’exposition. Parce que le blanc lui paraît sûrement plus neutre, moins chargé d’affect et, ainsi simplifiée à ce point, la peinture existe plus que jamais.

Perpendiculaire au sol est un évidement qui prouve néanmoins la capacité de la peinture, fût-elle blanche, à faire volume. « La simple révélation de l’espace est en elle-même une transformation profonde. » Cuzin place le visiteur face à sa matière première : la réalité d’un espace architectural. Perpendiculaire au sol nous rappelle l’expérience originelle de la peinture associée à l’architecture. Cette tentation d’un espace pictural global manifeste l’aspiration à un état idéal de l’art tout à fait éloigné de l’instantanéité. Cuzin insiste ici sur les points qui unissent les artistes minimalistes qui inaugurèrent dans les années 1970 des fondements renouvelés pour l’art (Donald Judd, Dan Flavin, Sol Lewitt…) et la règle édictée au XIIe siècle par Bernard de Clairvaux qui, refusant les matériaux précieux, les couleurs éclatantes, déconseillant la représentation figurative, souhaita un art libéré de la plupart de ses contingences sensibles : le monochrome est la première conséquence de cette aspiration au dépouillement.

Citant Proust, « longtemps je me suis levé de bonne heure… », Cuzin rappelle l’ordre de Saint-Benoît encourageant l’exercice manuel, mais il décrit aussi le paradoxe dans lequel il a vécu longtemps et qui consiste à gagner sa vie dans les métiers du bâtiment en peignant des monochromes toute la journée tout en continuant un travail d’artiste peintre qui, le soir, peignait des toiles polychromes. Ces muraux intitulés Bien peint/mal peint sont certes des références au travail de l’artiste Robert Filliou, mais surtout un manifeste qui correspond aux définitions différentes selon que l’on appartient à l’un ou à l’autre de ces métiers. En donnant à ses réalisations un caractère essentiellement éphémère et localisé, Cuzin prend des décisions morales.

Flux tendu, stock zéro.

Claire Le Restif

Biographie artiste

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